Appel pour un Sommet Pirate des Compagnies émergentes

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Un matin on se réveille, on se regarde et on est fatigué d’écouter ceux qui proclament la fin de toute chose, lassé de voir les gens raser les murs par peur de prendre un coup, épuisé de se prélasser dans une mélancolie stagnante. On se rend compte que la joie est là. Qu’on est prêt à en découdre et prêt à jouer. Prêt à écrire un nouveau chapitre, non à contempler la chute. Alors on constate, et on y va : 

Depuis plusieurs années, notre milieu d’émergence théâtrale est devenu le miroir de la société : un marché concurrentiel où nous vendons nos produits culturels à qui voudra bien les voir, les acheter, les soutenir. Nous, jeunes groupes artistiques, compagnies et collectifs, y sommes habitués. Nous avons grandi là-dedans et oublié les luttes anciennes. C’est comme si ce temps de l’appel à projet comme horizon indépassable avait toujours existé. La réduction des enveloppes, le manque d’audace qui en découle et la mise en concurrence empêchent les solidarités, opposent les compagnies les unes aux autres. Certes il y a de l’entraide entre les groupes, mais trop ponctuellement par rapport à la dynamique générale. Nous sommes fragmentés sur le territoire, dispersés en petits projets peu coûteux qui tentent de survivre séparément. Car il n’est question que de sélection et de réseau. Tout se joue là. Et malheur à ceux qui ratent les portes. Tout pousse ici au clientélisme, à la logique de cour et à l’isolement. Maintenant c’est chacun son aventure, ou plutôt chacun sa merde. 

Pour survivre dans cet état de fait, nous rognons sur tout pour pouvoir jouer. Le low-cost artistique, imposé ou choisi faute de mieux, devient la norme. Et la précarisation générale des emplois dans notre société, sous le grand couvert de l’adaptabilité, est à l’oeuvre là aussi. Les impacts artistiques de ce processus sont énormes. Lorsque l’efficacité, la rapidité et l’obligation de résultat dominent, il n’y a plus de recherche, d’errance, de maturation, de tentative, de droit à l’erreur : il n’y a pas le temps. Il y a donc inévitablement des oeuvres trop vite réalisées, de moins bonne facture, et la répétition des mêmes formules. Il y a donc à terme, un appauvrissement toujours plus grand de notre art. 

Qu’on soit bien clair. 

Il ne faudrait pas ici, pleurer sur un âge d’or révolu ou rêver à une utopique communauté parfaite. 

Il ne faudrait pas non plus faire le procès des équipes qui travaillent dans les organismes et théâtres. Elles sont souvent sincèrement à l’écoute, passionnées, pleines de volonté, et se démènent avec des enveloppes toujours plus minces. 

Il ne faudrait surtout pas déclarer qu’il y a un Mozart en chacun de nous à qui l’on doit dérouler le tapis rouge. Cela n’a pas de sens et le milieu de l’art a toujours été cruel avec ses enfants. Tout le monde ne réussit pas. Tout le monde n’a pas le talent, l’endurance, les idées, l’argent, les contacts, ou le coup de pouce du destin pour durer. Et nous voyons chaque année des compagnons se retirer, par force ou par choix. 

Et maintenant qu’est ce qu’on fait ? 

Il faut passer de la concurrence à l’émulation, de l’isolation à la discussion, de la rétention au partage. Déjà quelque chose est en mouvement. Des solidarités se mettent en marche et des nouvelles manières de faire du théâtre, de rencontrer le public se construisent. La dynamique peut et doit s’inverser. Soyons-en les actrices et acteurs. 

Il y a trois siècles, des marins révoltés se rassemblaient sur une île des Bahamas, et y fondaient un port libre, où l’on pouvait coexister en paix, débattre pour inventer de nouvelles règles et s’unir quand il le fallait. C’était Nassau, la République de Nassau. Une fédération de groupes libres mais unis en esprit. En portant ces histoires dans Chroniques Pirates, et en échangeant avec d’autres compagnies, une idée nous est venue : Proposer pour un temps, un espace libre. Pour imaginer ce que demain pourrait être, ce qu’on pourrait en faire ensemble. Ouvrir un débat pour que tout le monde s’en empare. Ne plus subir un état de fait. 

Il y a moins d’argent ? Déjà, mettons en commun les matériels, les stocks, les transports, les efforts. Repensons nos logiques de productions. Puisque les pouvoirs publics continuent à se retirer, créons des organisations sans eux. 

Mais ne soyons pas dupes, et réclamons encore, et pour que cela serve à tous, une plus juste, plus ouverte, plus républicaine, plus culturelle répartition de nos impôts. Exigeons encore et toujours que l’organisation financière et les dispositifs de notre milieu soient pensés pour les réalités et besoins des artistes et non l’inverse. N’oublions jamais que nous sommes dans un pays où le peuple est censé avoir le pouvoir. 

Les lieux boudent ou manquent d’audace ? Occupons-en de nouveaux, partageons ceux qui peuvent l’être et forçons les portes des autres. On ne trouve pas de solutions ? Echangeons les idées, les expériences, les contacts et conseillons-nous les uns les autres. Construisons une plateforme horizontale d’échanges, une nouvelle relation entre nous. Créons des sites, des annuaires, des rendez-vous. Faisons le trait d’union entre compagnies soutenues et compagnies isolées. Soyons des artistes-citoyens. Puisqu’on est tous dans le même bateau, soyons égaux, et que chacun prenne sa part ! Essayons, car sans tentative, rien ne se crée. 

Certains diront qu’on enfonce ici des portes ouvertes. Des choses ont déjà été soulevées par nos aînés, oui. Mais il faut redire, répéter, refaire. Remettre sur l’établi le travail de la veille et s’inspirer de celui des autres. 

Alors avis à ceux qui ont les yeux pétillants et les manches retroussées. Venez faire bouger les lignes, rencontrer et échanger avec les autres compagnies. Il est plus que temps. On vous attend entre le 6 et le 11 Janvier 2020 au Théâtre L’Échangeur de Bagnolet qui ouvre grand ses portes**. Et si quelque chose de beau doit en sortir, ce sera grâce à tout le monde. 

Paul Balagué et La Compagnie en Eaux Troubles 

**Rencontres les 6-7-9-10 janvier de 16h à 19H. Gratuit, Inscription obligatoire 

Restitution le 11 Janvier à 17h. Fête des compagnies le 11 janvier après le spectacle. Chroniques Pirates, le spectacle, chaque soir de la semaine à 20H30.